C’était
le lot de l’ouvrier qui attendait K. Service, supérieurs, travail,
conditions, salaire, comptes, ouvrier, la lettre fourmillait d’expressions
de ce genre et, même si elle parlait d’autres choses, plus personnelles,
ce n’était qu’en rapport avec les premières. F.
Kafka, Le ChâteauLe mouvement mécanique décompose la durée
quotidienne en instants dont l’intervalle peut prendre plusieurs heures.
Éloge de la lenteur, de la répétition. Sans bruit, autour
d’axes huilés, de vis sans fin, des appareils se déplacent
au rythme de quelques centimètres par heure. Tout concours à
ne pas être vu, à rester dans l’imperceptible. Pourtant
il y a mouvement ; on ne le voit pas, on s’en aperçoit. C’est
un signe qui s’adresse à un spectateur occasionnel, presque involontaire.
C’est toujours après coup, comme une prise de conscience a posteriori,
que le déplacement se manifeste essentiellement l’-ayant eu lieu-
du mouvement, non pas le mouvement lui-même. Et que voit-on dans cet-ayant
eu lieu ? Une trace noire, une marque faite d’encre noire sur du verre.
Un tampon encreur a opéré un mouvement frontal et a laissé
une marque : LEVÉ. Quelques heures plus tard MANGER, puis TRAVAILLER,
puis BOIRE, enfin DORMIR Les rythmes de la vie sociale sont pointés,
par transparence sur la vitre d’un bureau face à la rue, lisible
par les passants. Dernier lieu en date : les bureaux et l’agence d’artiste
du Centre de Création Contemporaine (C.C.C.) de Tours. Parce qu’il
s’agit de bureaux et que l’activité y est essentiellement
administrative, l’installation de Thierry Joseph trouve parfaitement
sa place, le caractère mécanique de la trace encrée fonctionne
comme le signe de l’activité interne à l’agence
: communication, indice et renvoi (être mis là pour...). Dans
le white cube d’un centre d’art, des petits mobiles en grand nombre
sont laissés en mouvement de façon autonome. Ce sont encore
des tampons encreurs qui se déplacent sans ordre sur le sol qu’ils
marquent épisodiquement d’un signe noir. Cette trace n’est
pas immédiatement lisible, on découvre deux mots placés
en quinconce SEUL/AVEC. Il y a quelque chose du tatouage dans la façon
dont sont inscrits les mots. Le sol devient le lieu d’une intervention
qui interprète l’espace comme une surface à parasiter
par une écriture mécanique, froide, sans affect. Et pourtant,
par l’accumulation des petites traces noires, la surface du sol change
de mode d’apparaître ; l’irrégularité des
marques dessine un motif sans objet sinon peut-être le mouvement aléatoire
de petites machines automotrices. Tout ceci rend manifeste ce que l’on
pourrait appeler des petits véhicules de l’impensé : à
la manière d’une fausse écriture automatique que les acteurs
passifs de la quotidienneté pourraient considérer comme un témoignage
de leur existence illusoire. Thierry Joseph œuvre dans le sens d’une
critique de l’ennui qui n’est pas conscient, du machinal sans
perspective. Parasitage en douceur comme pour rappeler sans effraction que
nous sommes trop souvent des dormeurs éveillés.
Jérôme Diacre juillet 2001